Marcher, créer ?
A
l’occasion des rencontres et débats « Art espace public » proposés
par le Master Projets Culturels dans l’Espace Public, Paris I, La Sorbonne *, nous
avons assisté à un volet consacré à la marche : « La ville comment ça
marche ? » organisé par Clotilde Fayolle et Aurélie Burger.
Exposés et
débats fort intéressants, desquels nous avons principalement retenu deux grands
axes de réflexion ; d’une part, la question de la pertinence de l’art dans
l’espace public, d’autre part, la dimension subversive de la marche dans des
sociétés ultra productives. Partant du constat qu’aujourd’hui, la ville n’est
plus un récit, nous voyons émerger une nouvelle figure du flâneur (cf. dossier
Master), et de nouvelles formes de restitution. Sarah Harper a été
généreusement invitée à présenter le projet WitnessN14 dans l’amphithéâtre
Richelieu, inscrivant sa démarche artistique dans le débat contemporain.
« Je marche pour m’arrêter », commence-t-elle, « et je relie ces
points d’arrêt par la mise en œuvre d’un mythe, celui d’une route qui n’existe
plus ».
Il apparaît
en effet que l’expérience de la marche transforme le rapport au temps et à
l’espace. La lenteur déploie l’imaginaire des lieux. L’horizon infranchissable
inscrit le marcheur dans l’infini ; l’infini des possibles, l’infini des
perceptions, l’infiniment grand coexiste avec l’infra mince (pour reprendre T.
Davila citant Duchamp), pendant la marche laborieuse, la notion d’événement
surgit d’un presque rien. Ce qui est caduque dans un déplacement intentionnel
ponctue au contraire l’errance comme un accident. Je me souviens d’une journée
de marche caniculaire le long de la quatre voies, nos corps poisseux, épuisés
et inquiets avançaient machinalement, notre but se dissolvait pas à pas. Nous
étions coincés entre deux sorties, une quinzaine de kilomètres qui prendraient
dix minutes en voitures, nous ont pris plusieurs heures … segments
interminables ; les voitures passaient trop vite, tous les moteurs
semblaient se ressembler d’abord, tous les sons s’englobaient dans un
ronronnement monotone et désagréable, quand tout à coup, le tic tac d’un
carburateur mal réglé, un oiseau dans un buisson, un gant de jardinier
parterre, une tache rouge sur un mot envolé, un morceau de caoutchouc brûlé
échoué, une moissonneuse au loin remuant la poussière des champs, une publicité
pour « Adventure Land » quelque part à la prochaine sortie sûrement,
des débuts d’histoires, des intrigues pour romanciers, des énigmes rassurantes
pour le marcheur qui n’est plus perdu sur la quatre voies : des signes.
(V. Gombrowicz, Cosmos)
On appelle
cela aussi la poésie du banal, toutes ces amorces de fictions qui indiquent la
vie et que l’on perçoit en chemin, sur des flux parallèles, pas de science
fiction ici, mais des points de signification abandonnés, comme un bout de bois
recraché par la mer. Le rien devient tout, et la marche trouve son sens ;
elle nous apprend à être au monde d’une nouvelle manière, et nos collectes
amorcent un archivage de non-événements qui pourraient s’articuler en cosmologie,
et par suite, se restituer dans une cartographie nouvelle. D’ailleurs,
on peut considérer que toutes les productions artistiques inhérentes à la
marche sont des cartes de route, pas un plan pour se repérer, mais une forme de
mise en espace des archives de la marche. Nous discuterons plus loin des
possibilités d’écriture qui en découlent.
Le marcheur
créateur archive donc, d’une manière ou d’une autre et tend à formaliser sa
collecte, pour s’adresser à un public. Au cours du projet Witness/N14, nous collectons
des témoignages de vie au même titre que des objets trouvés, tels des fragments
égarés, pièces éclatées d’un puzzle dont la route a la clef. Car notre fil
conducteur est bien la route. Si la théorie de la dérive déjoue volontairement
l’autorité de la carte, Sarah Harper s’inscrit à première vue dans le processus
inverse, il s’agit pour elle, au contraire de suivre très méthodiquement un axe
sur un plan ; cela dit, il y a dérive au sens où elle chemine de petites
histoires en rencontres, et d’un habitant à un autre, au gré de la marche et
des hasards. D’ailleurs, puisque la route n’est plus la voie pour Rouen,
s’obliger à la suivre, pousse à faire des détours (ex. marcher à travers champs
pour relier deux points de la Chaussée Jules César). Tout bien réfléchi, cette
démarche entre dans l’ordre de l’absurde (absurde = succession de moyens
disproportionnés par rapport au but ; engagement politique contestataire
cf. Jean-Yves Jouannais, L’idiotie), car le postulat que la N14 serait
la route de Rouen est résolument anachronique. Cela est absurde et donc
politique de défendre cet axe puisqu’il ne correspond plus à la voie d’usage ;
Sarah Harper relie des fragments ; fragments de route et fragments
d’histoires de voisins.
Witness/N14 fait des ponts, tisse des liens à partir d’une réalité éclatée. Triple mise en abîme du caractère protéiforme de l’urbanisation : une collecte multimédia, sur une route segmentée, pour une restitution kaléidoscopique. Implication formelle de cette notion également dans la proposition d’une fiction : l’archéologie d’un chemin vernaculaire ramassée selon plusieurs degrés de subjectivation. De même que nous constatons des glissements de la route et des transmissions de formes entre les époques, les créations déplient plusieurs niveaux du réel si l’on peut dire. En somme, Witness/N14 travaille à l’élaboration d’un mythe fictif (R. Barthes, Mythologies) : déjouer les représentations collectives pour proposer une nouvelle image au monde. Faire semblant, comme un nouveau western, que la N14 est encore la route de l’Ouest. Et comme un hasard objectif encourageant, le premier snack où l’on peut s’arrêter à Clichy s’appelle ‘Route 66’.